Par solon le 21/04/2020
4,0 sur 5 étoiles De la communication comme nouvel horizon du politique à l'heure des réseaux sociaux
Certains essais symbolisent à eux seuls une époque politique.
Storytelling.
C’était, en 2007, le titre de l’essai que, Christian Salmon avait donné aux éditions La Découverte. Dans cet ouvrage fort remarqué, l’écrivain et chercheur au CNRS, ancien président du parlement des écrivains, avait popularisé cette notion, entrée depuis lors dans le langage courant de la communication politique, dans le langage journalistique et même dans le dictionnaire de l’Académie française en 2018. Par storytelling, il entendait, en substance et de façon critique, l’art de mettre en récit l’exercice du pouvoir afin de susciter l’attention du public et l’attente des citoyens dans un contexte, déjà, de l’affaiblissement du politique.
L’ère du clash.
C’est le titre de l’essai avec lequel Christian Salmon revient en 2019 pour qualifier la nouvelle ère de communication dans laquelle il estime que nous sommes entrés. Si l’époque du storytelling avait trouvé son apogée avec l’avènement de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis, c’est l’avènement de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis qui révèle l’entrée dans l’« ère du clash ».
Trois grandes dates ont, selon l’auteur, préparé l’avènement de cette nouvelle ère :
- 2001, avec l’attentat du World trade center qui a aussi marqué l’entrée en scène des thèses complotistes avec l’émergence de fausses victimes et des récits délirants de toutes sortes sur l’organisation des attentats ;
- 2005, avec l’apparition des réseaux sociaux ;
- 2008, avec la crise financière des subprimes et le renflouement des banques qui a ruiné, selon l’auteur, le crédit envers l’idéologie ultralibérale en vigueur en Europe et aux Etats-Unis.
Pour caractériser l’ère du clash, Christian Salmon part d’abord d’un constat impressionnant, tiré d’un propos de 2013 d’Eric Schmidt, président d’Alphabet, la société mère de Google. Celui-ci indique qu’il faudrait une capacité de 5 exabytes (soit 5 milliards de milliards de bytes) pour enregistrer tous les mots qui ont été prononcés par les êtres humains depuis l’origine jusqu’en 2003. En 2011, il était généré 5 exabytes de contenu tous les deux jours et en 2013, la même quantité était générée toutes les deux ou trois heures . L’ère du clash se caractérise par une profusion de données et d’informations, ce dont chacun fait quotidiennement l’expérience.
Ensuite, il précise que cette nouvelle « séquence » se caractérise par la fin des grands et des petits récits à laquelle succède une communication politique marquée par des soubresauts en remplacement des discours linéaires, avec un début, un milieu et une fin. En d’autres termes, se succèdent de manière erratique des punch lines sans ordre, avec pour seul objet de faire le buzz au cours de clashs viraux ; les récits se combattent de manière anarchique avec pour seul objet de radicaliser le propos de leurs auteurs afin d’être entendus. Viralité et rivalité vont de pair de même que virulence et violence. « Shock and awe » (choc et effroi) : la tactique militaire mise en œuvre en Irak en 2003 et destinée à paralyser l’ennemi par la puissance du feu, a été reprise par Steve Bannon, le stratège de Donald Trump à l’occasion de la campagne présidentielle américaine de 2016 au cours de laquelle Donal Trump a donné congé à la figure du narrateur et laissé place à celle du bouffon qui répand des « fake news ». Le nouveau régime informationnel mime selon l’auteur la logique des marchés financiers soumis de même manière tout aussi erratique aux rumeurs et aux effets de foule.
Pour Christian Salmon, cette logique est en train de pulvériser la mise en récit de la politique : l’heure serait à la surprise, à l’irruption, à la carnavalisation. Le temps devient sans histoire mais se décompose d’une succession d’instants rythmés par la déferlante des messages sur les réseaux sociaux : reprenant une formule de Hamlet, il estime que le temps est « hors de ses gonds ». Conséquence : la possibilité pour l’Etat d’agir dans ce nouveau texte apparaît compromise. Décrédibilisé par la grande crise de 2008, l’Etat serait pris dans un flux informationnel erratique et permanent. Selon une expression de l’auteur, le monde ne devient plus gouvernable mais « assujettissable » par propagation mimétique.
En définitive, cet essai très stimulant centré sur en première analyse sur le régime de communication dont l’ère du clash constitue l’aboutissement provisoire peut aussi être lu comme un point de vue original sur le phénomène de dépolitisation contemporaine à l'heure des GAFAM. Cet essai invite aussi à méditer à nouveaux frais la célèbre phrase d’Hannah Arendt, tirée du livre "Le système totalitaire": « Le sujet idéal du règne totalitaire n’est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l’homme pour qui la distinction entre fait et fiction et la distinction entre vrai et faux n’existent plus ».