Le peintre intercalaire

Dans ma petite enfance la vue d'un peintre du dimanche déclencha ma vocation. Pourtant j'étais déjà adulte comme il arrive souvent. J'avais vu un Arabe tenant sa tête ensanglantée entre ses mains, remonter notre rue exactement comme Van Gogh - et j'aurais pu devenir justicier.

J'avais vu une roue de bicyclette accrochée à la plus haute branche d'un platane - et j'aurais pu devenir plasticien.

J'avais vu mon premier Klee. A deux ans on vous couche encore un peu l'après-midi. Un rayon de soleil filtrait entre les persiennes closes. Il s'était d'abord étoilé en paramécie. Puis des filaments lumineux s'étaient allongés pour donner les bras et les jambes d'un bonhomme enfantin d'abord souriant, puis grimaçant - et j'aurais pu devenir graffitiste comme Keith Haring.

J'avais vu ma jeune mère, mère nue, ou plutôt je n'en ai jamais été sûr tant son mouvement de surprise quand je pénétrais dans sa chambre m'avait effrayé - et j'aurais pu devenir théologien.

J'avais vu la mort en face en la personne de mon grand-père dur, froid et vieux comme un marbre grec, que ni mon baiser, ni mon souffle ne purent ramener à la vie, j'en avais eu de grands remords - et j'aurais pu devenir rédempteur.

J'avais vu au marché un grand poisson, un thon sans doute - et j'aurais pu devenir prestidigitateur.

J'avais vu tant et tant de choses prodigieuses... mais non c'est le peintre, cette chose anodine intercalée entre l'art et le réel, qui devait me captiver plus que tout le reste.