Tibet au coeur

Quand, en 1904, Francis Younghusband pénètre à Lhassa, il adresse un télégramme au plus célèbre explorateur de son époque en s'excusant d'avoir "défloré par la force la ville de vos rêves". Depuis 20 ans, Sven Hedin essayait, sans succès, d'atteindre Lhassa.

Les moyens mis en oeuvre par Younghusband étaient sans commune mesure avec ceux de l'explorateur suédois. Pendant 40 ans, Hedin a parcouru l'Asie centrale, seul, accompagné de ses caravaniers, souvent déguisé, parfois malade, écrivant, dessinant et cartographiant sans relâche. L'oeuvre de cet homme défie l'imagination ; il a parcouru près de 100 000 kilomètres, à pied ou à cheval, dessiné et levé plus d'un millier de cartes, écrit une cinquantaine d'ouvrages. "L'Asie centrale est ma fiancée, le seul objet de ma passion" répondait-il invariablement.

Cette passion le conduisit à tous les excès. Pour avoir les moyens de l'assouvir, il flattait les rois et les puissants ; ce conservateur plaida la cause des Bolcheviks en Suède car l'appui de l'U.R.S.S. lui était indispensable ; ce petit-fils de rabbin prit le parti d'Hitler car l'Allemagne le comblait d'honneurs et lui assurait des revenus importants ; il prit tous les risques, en exploration comme en politique.

Alors qu'au début du siècle, honneurs et décorations du monde entier rendaient hommage à l'oeuvre de l'explorateur, dès après la Seconde Guerre Mondiale, Hedin fut honni. Dans l'esprit de la plupart de ses contemporains, le vieux politicien réactionnaire avait fait oublier le jeune homme dont le seul but était "de remplir les blancs sur la carte du monde".

L'ouvrage de George Kish, professeur à l'Université du Michigan, fait le point sur cette vie controversée ; l'historien ne juge pas, n'excuse pas, il raconte. Les pièces du dossier Hedin s'accumulent dans l'ordre chronologique et le portrait s'organise : l'homme est courageux, énergique, déterminé mais tellement avide d'honneurs qu'il peut être manipulé facilement. Peu à peu, les erreurs de jugement, les mauvais choix politiques, envahissent une vie qui n'aurait dû être vouée qu'à l'Asie centrale. Les triomphes du tournant du siècle ne laissaient pas entrevoir cette vieillesse solitaire.

Dans sa préface, Pierre Gentelle, Directeur de Recherches au C.N.R.S., montre parfaitement ce que les géographes d'aujourd'hui doivent à Sven Hedin. Nul mieux que lui ne le sait : il poursuit les recherches de Hedin dans le bassin du Lop Nor.