Toki

Toki

Suites quichottesques

Pourquoi Don Quichotte hante-t-il l'imaginaire de la vieille Europe ? Depuis que Cervantes oublia le nom de la localité où vivait l'hidalgo ce dernier a échappé, avec son plat de barbier, son armure rouillée, sa Rossinante, à son mystérieux auteur. Miguel de Unamuno, un basque et donc « l'Autre » de l'Espagne, savait comment le chevalier à la triste figure avait survécu en un autre « lieu », « toki » dans la langue du philosophe de Bilbao. Le « Lieu » est peut-être le lieu de l'âme. Quichotte devint ainsi hors d'atteinte des rires moqueurs et du saccage de sa bibliothèque par les tenants d'une modernité rétive au rêve sublime de transformer les chaumières en châteaux, les bandits de grand chemin en chevaliers de la justice distributive, les chevriers en héritiers de la promesse d'un âge d'or égalitaire. Unamuno l'admet : « Don Quichotte se posa en ridicule ; mais, ajoute le recteur héroïque de l'université de Salamanque, connaissait-il le plus tragique ridicule, le ridicule réfléchi, celui dont on se couvre devant soi-même, aux yeux mêmes de son âme ? Placez Don Quichotte dans son âme ; faites le lutter en elle pour sauver le Moyen-âge de la Renaissance, pour ne pas perdre le trésor de son enfance ; faites de lui un Don Quichotte intérieur, avec son Sancho, un Sancho intérieur et héroïque, à son côté et dites-moi un mot de la tragédie comique... »

Don Quichotte, Sancho, continuent donc leur chemin et avec eux, Roque Guinart, le catalan redistributeur de richesses, aux carrefours des rêves et de l'Histoire. Ils inspirent ces trois courtes nouvelles : Sancho serait ce petit et rond pilier de rugby qu'un K.O. et un papillon entraînent dans la survivance spirituelle du vieux fou revu par Unamuno. L'âme du philosophe frêle, solitaire, osant opposer la culture au cri morbide d'une horde déchaînée de miliciens fascistes, témoignerait de l'incarnation et de la vérité du récit quichottesque ; Quichotte inspirerait aussi ce vieillard réparant une part enfouie de sa mémoire dans un espace frontière douloureux de l'Espagne clandestine et debout contre le Franquisme ; la troisième nouvelle serait l'histoire d'un instrument à vent, un bugle, trouvé dans les combles du Centre Cervantes de Paris et révélant une écharde oubliée depuis 1940.